Viktor Kortchnoi a aujourd'hui 81 ans. Il est le joueur qui a le plus de parties enregistrées dans les grandes bases de données. Sa carrière est longue et phénoménale car elle s'étale sur plus de 60 ans. Jamais le grand-maître suisse n'a eu peur de perdre une partie. Il était prêt à prendre tous les risques pour gagner. Souvent cela payait mais parfois cela se retournait contre lui.

Dans cette partie, il affronte un joueur inconnu en dehors des frontières de l'URSS, le maître Boris Shashin, lors du championnat de Léningrad. Ce dernier livre son chef d'oeuvre. Mais pour qu'il le soit, il faut être deux et Kortchnoi y a largement contribué.

Blancs : Alexander (certaines sources comme Chessbase donnent Boris comme prénom) Shashin   Noirs : Viktor Kortchnoi

Championnat de Léningrad 1973

1. d4 Cf6 2. c4 e6 3. Cc3 Fb4

La défense Nimzovitch ou Nimzo-indienne. Elle s'identifie aux conceptions d'Aaron Nimzovitch et de l'école hypermoderne, qui considéraient que le centre peut être aussi contrôlé par des pièces et pas uniquement occupé par des pions. En l'occurence, les Noirs dominent la case e4 en utilisant le clouage du Cc3 qui ne peut pas soutenir la poussée du pion e2 vers la case.

4. e3 O-O 5. Fd3 c5 6. Cf3 d5 7. O-O Cc6 8. a3

Nous sommes dans la variante Rubinstein (4.e3). Les Blancs se développent tranquillement avant de passer aux actions concrètes. Les Noirs opposent les pions au centre pour créer de la tension et empêcher les Blancs d'agir à leur guise. Le 8è coup blanc pose enfin la question au fou noir : va-t-il s'échanger en c3 ou se repliera-t-il en a5 ?

8...cxd4

C'est finalement une autre suite que privilégie Kortchnoi : il liquide d'abord la pression au centre avant d'échanger son fou.

9. exd4 Fxc3 10. bxc3 dxc4 11. Fxc4

Les Blancs auraient très bien pu prendre en b4 au lieu de reprendre en d4 (9.axb4 dxc3 10.bxc3 dxc4 11.Fxc4 Dc7 12.Db3) ce qui leur donne un petit avantage.

11...Da5 12. Fb2

A l'époque, ce coup est une nouveauté. Le fou ne joue pas un rôle bien actif et il risque d'être enfermé si les Noirs empêchent les pions pendants blancs d'avancer. On préférait jouer 12.Dc2 e5 et 13.Fe3 avec un petit avantage.

12...e5

On pense souvent que lorsqu'on n'a pas la paire de fous, il ne faut pas ouvrir la position. Mais nous sommes dans une situation où les Noirs doivent jouer de façon dynamique : ils doivent essayer de liquider leur centre et d'achever leur développement afin de pouvoir attaquer les pions blancs.

13. Te1 Fg4 14. h3 Fxf3

L'échange du deuxième fou noir contre le deuxième cavalier blanc se justifie par le fait que les Noirs éliminent une pièce qui défendait le pion d4. C'est autour de lui que tourne désormais la bataille alors que la phase du milieu de partie commence.

15. Dxf3 Tad8 16. Fa2

On commence à voir l'idée de Shashin qu'il a initiée par Fb2. En retirant son fou c4, il libère l'avancée du pion c3 en c4. Ainsi les Blancs auront une paire de pions dangereuse qui sera soutenue par une paire de fous, qui vise le centre et l'aile-roi.

16... Td7

Kortchnoi ne prend pas en d4 mais il choisit de renforcer la pression contre le pion par le doublement des tours sur la colonne d.

Il était possible de prendre en d4 : 16...exd4 17.cxd4 Cxd4 18.Dd3 !? (Dxb7 Td7 ! perd) Cc6 19.Dg3 avec des possibilités d'attaque

17. Te2

Un coup utile : il défend la deuxième rangée et il permet de doubler les tours sur la colonne e. Shashin a décidé de sacrifier le pion d4 pour obtenir l'ouverture de lignes, en particulier pour ses fous.

17...Tfd8 18. Tae1 exd4 19. cxd4 Db6

La capture du pion d4 perd la partie : 19...Cxd4 ?? 20.Fxd4 Txd4 21.Te8+! Txe8 22.Txe8+ Cxe8 23.Dxf7+ Rh8 24.Dg8#

Mais la menace est désormais bien réelle car la Dame peut reprendre en d4 et laissera la tour défendre f7.

20. Dc3 !

Met la dame en batterie avec le fou b2. Si Kortchnoi prend le pion d4 avec la tour ou la dame, Shashin jouera Dg3 et les choses tourneront très mal (20...Dxd4 21.Dg3 Dd6 22.Fxf6 gagne à cause de la menace du mat du couloir).

20...Cxd4 21. Te7 !

Une action imaginative. Shashin trouve un moyen d'attaquer le pion f7.

21...Txe7 22. Txe7 Cf5 !

Plein de sang-froid, Kortchnoi répond de la manière la plus agressive. La partie devient très tendue car on a le sentiment qu'il n'y aura pas de match nul. Tout devient une question de calcul et le vainqueur sera celui qui aura mieux analysé les variantes.

21...Ce6 n'était pas très bon car il suit 22.Db3 ! Dxb3 23.Fxb3 Td2 (23... Cd5 24.Fxd5 Txd5 25.Txb7 Td1+ 26.Rh2 avec l'avantage en finale)24.Fxf6 ! gxf6 25.Fxe6 fxe6 26.Txb7 gagne un pion et la finale de tours est nettement favorable.

23. Txf7 Td1+ 24. Rh2 Dd6+ ?

C'est ce coup qui perd la partie mais on peut comprendre l'erreur de Kortchnoi car il croyait qu'il gagnait cette partie.

24... Ng4+ ! annulait après 25. hxg4 Dd6+ 26. Dg3 Cxg3 27. Td7+ Rf8 28. Fxg7+ Re8 29. Txd6 Cf1+ 30. Rg1

Cd2+ 31. Rh2 Cf1+ =

25. g3 Cg4+ 26. Rg2

(26. hxg4 $4 Qh6+ 27. Kg2 Qh1#)

26... Ch4+ 27. gxh4 Dh2+ 28. Rf3 Dxf2+ 29. Re4 !! 

La réplique extraordinaire qui a échappé à Kortchnoi, sinon il aurait forcé la nulle. Le roi se retrouve sous les feux de l'attaque noire mais il avance dans le camp adverse où le roi noir se retrouve aussi sous la menace d'échecs mortels !!

Kortchnoi avait escompté sur 29. Rxg4 ? Tg1+ 30. Rh5 g6+ 31. Rh6 Dxh4#)

29... Qe2+ ?!

Kortchnoi  aurait pu résister encore par 29...Te1+ 30.Rd5 ! Td1+ 31.Rc4 ! Rxf7 (31...Dxf7+ 32.Rb4 cloue la dame noire) 32.hxg4 Re8 33.De5+ Rd7 34.Dxg7+ Rc6 35.Df6+ Dxf6 36.Fxf6 Tg1 37.g5 mais la finale demeure très avantageuse pour les Blancs avec leur paire de fous qui domine l'échiquier.

30. Rf4 Tf1+ 31. Rg5 h6+ 32. Rg6 Ce5+ 33. Dxe5 Tg1+ 34. Dg5 !

Un dernier coup d'éclat pour la route ! La dame se sacrifie pour boucher toutes les lignes qui permettent aux Noirs de donner encore des échecs. La menace est de jouer par exemple la tour f7 (échec à la découverte).

34... Dxb2  35. Txg7+ ! 1-0

Une jolie conclusion finale à cette partie magnifique. Shashin a livré une véritable bijou mais qui met aussi en évidence le talent de Kortchnoi. Après tout, la valeur d'un champion se voit aussi avec l'énergie qu'on investit pour le battre.